SuItE
Histoire: « Il est mignon, cet petit bonhomme. »
« J’espère qu’il aura une jolie vie… »
« Une jolie vie ? Bien sur qu’il aura une très jolie vie. »
« Regarde-le, à le voir ramper, comme ça… on aurait presque l’impression qu’il devra ramper toute sa vie pour avancer… »
« Mais voyons ! Pourquoi dire une telle chose… »
« Je ne sais pas. Quand je le regarde, j’ai l’impression que… »
« Chut… »
La petite créature potelée, au centre du lit, s’assoit et lève son petit nez rose en l’air. Ses parents, chacun assis en tailleur à une extrémité du lit, se sont rejoints au-dessus de lui. Papa prend maman dans ses bras pour lui sortir ses idées noires de la tête. Elle en a souvent, en ce moment. Puis il se décale et prend le petit garçon dans ses bras.
Ramper pour survivre… ?
Les années passèrent. Miyu mis un temps fou à apprendre à marcher… Parler, cela lui vint tôt, il était pourtant avare de mots et, la plupart du temps, se contentait simplement de regarder. On ne pouvait pas dire qu’il était attentif. Il n’observait pas, mais regardait. C’était plutôt bien, d’ailleurs, qu’il n’observe pas. Ce qui lui aurait été donné à voir n’avait rien de bien agréable. Sa mère… Cette femme si belle en apparence était malade. Une maladie inconnue, qu’elle tenta de soigner sans vraiment y arriver. Petit à petit, sous le maquillage, sous ses vêtements et ses gestes si gracieux, elle dépérissait. Sa chair fondait, et la maigreur s’empara de ses membres. Son visage se creusa, ses hanches s’aplatirent. Mais elle faisait bonne figure, tout le temps, et l’on adoptait simplement sa minceur nouvelle à un goût nouveau pour les femmes à la limite de la maigreur. Elle avait mis dans la confidence son époux, et passa un nombre incalculable d’examens, sans jamais trouver ce qui se passait en elle. En réalité, l’amaigrissement n’était qu’un effet qu’elle devait à son propre manque de volonté. Ce qui la dévorait vraiment saccadait sa respiration, la rendait sensible à toute fumée, à tout changement de température, à tout parfum spécial. Des quintes de toux, de moins en moins espacées, s’emparaient de son corps fragile pour le broyer… C’était son sang qu’elle rendait, à chaque fois.
Cette maladie orpheline coûta cher à la petite famille. On expliqua à Miyu que sa maman était un peu fatiguée, et qu’elle ne pouvait pas travailler. Alors ils avaient besoin de changer de maison. Et papa, il devait s’occuper de lui, souvent. Mais il fallait aussi qu’il travaille. Alors il devait y avoir une dame pour s’occuper de lui.
Par soucis d’économie, on engagea une femme « religieuse », moins chère qu’une nounou moderne et pédagogue. Elle éleva, pour ainsi dire, l'enfant. Alors que ses parents se démenaient contre le mal de maman, Katia tenta d’inculquer à Miyu divers dogmes qui jamais ne perdurèrent dans un esprit trop absent pour cela. Tout ce qui intéressa Miyu, c’était les histoires d’anges. Il ne savait pas trop pourquoi il aimait ça, peut-être parce qu’une ou deux fois, il avait entendu maman en parler. Alors, lui aussi il voulait pouvoir en parler, plus tard. Tout comme elle.
Il lui fallut quelques années de plus pour que, aidée par l’âge et l’avancée de la maladie, il prenne vraiment conscience de l’état de sa mère. A ce moment là, il devait tout juste approcher les sept ans. Ce n’était guère vieux, mais c’était un âge de questions, et, plus présente que son père et sa mère, ce fut Katia qui écopa des pires.
Celle qui revint le plus souvent était celle à laquelle Katia rechignait à répondre, la plupart du temps. Celle qu’elle esquivait, qu’elle n’aimait guère approfondir. Un soir, alors qu’elle se trouvait au chevet du petit homme pour lui lire une histoire, celui-ci l’interrompit. Le rituel des questions devait commencer.
« Katia ? »
« Oui mon chérie ? »
« Dieu il est fort, non ? »
« Bien sur que oui, Miyu. Il peut tout surpasser. »
« Mais alors… Il peut soigner les gens, non ? »
« Certains. Il faut prier pour ça. S’il pense qu’ils doivent guérir, il les soigne »
« Mais ma maman… on a prié parce qu’elle était malade, c’est pas vrai ? Alors pourquoi Dieu il la soigne pas ? »
Katia s’abstint de répondre… Cette fois comme les autres. Mais le petite garçon avait vu sa maman pleurer, tout à l’heure, quand le docteur était partit, alors il insista.
« C’est à cause de Dieu qu’elle est malade, maman ? »
« Non… non voyons… Dieu la protège »
« Dieu ? Il s’occupe d’elle ? Pourquoi elle est pas guérie alors ? »
« Parce qu’il a donné ce travail à ses anges. Ils n’ont pas tous les pouvoirs. »
« Mais ces anges, ils savent comment il faut faire ? Ils étaient malades, avant ? »
La nounou plissa les lèvres. Elle ne savait plus quoi répondre. La petit garçon s’était dressé sur ses avant-bras et était tendu vers elle, le regard brillant.
« Maman elle dit qu’il y en a, c’était des gens comme nous. Et ils venaient et ils s’occupaient de nous. Tu crois que c’est eux que Dieu il envoie, dis ? »
« Miyu… Miyu ça suffit… Il est l’heure de dormir, maintenant. Les anges s’occupent de ta maman. Fais-moi confiance… Et il y a ton papa, aussi. Il prend soin d’elle »
Le garçon se mordilla les lèvres. Lorsque Katia disait qu’il était l’heure, il n’arrivait jamais à la faire changer d’avis. Alors il la laissa éteindre la lumière et se coucha simplement sur le dos, le haut de la couverture qui sentait la poussière au raz de son nez. Il y avait des anges qui s’occupaient de sa maman ? Mais pourquoi elle allait de plus en plus mal, alors ?
Il pleuvait. C’était l’automne. Il y avait plein de gens plus grands. Il y avait papa et dans un coin, il y avait Katia. Il y en avait d’autres qui n’étaient pas intéressant. Par contre, il n’y avait plus maman. Tout le monde s’était habillé en noir. Même Miyu. Les grands non plus n’étaient pas bien, pensait-il. Surtout papa.
Il était debout et il avait le visage baissé. Il triturait ses mains l’une avec l’autre. Miyu était à côté de lui, tout petit. Il était tout près parce que Katia l’abritait avec un petit parapluie noir. Ils étaient un peu accrochés, tous les trois.
Le curé avait raconté des histoires qui n’intéressaient pas le garçon, lui, il était juste triste.
« Katia… ? »
« Oui mon coeur… »
Katia pleurait, elle aussi. Elle se moucha dans un carré de tissu noir.
« Les anges… je trouve pas qu’ils soient très forts. »
Et il ne posa plus de question. La nourrice ne lui répondit rien. Elle se trouvait de l’autre côté du veuf éploré. Aux mots innocents du petit homme, celui-ci se contenta de passer autour des épaules de son fils un bras moite. Il se blottit contre lui. C’était la première fois depuis longtemps qu’il le prenait dans ses bras. Depuis que maman avait commencé à être fatiguée, il lui avait accordé de moins en moins de temps. Mais là, maman n’était plus là, alors lui aussi, il était triste.
« Non, les anges ne sont pas très forts. » dit-il d’une voix morne.
Les gens étaient partis, les uns après les autres. Ils avaient laissé le petit trio éploré devant le cercueil de bois noble et verni. Il était tout neuf. Maman avait eu l’air toute neuve, elle aussi, dans ses habits blancs, dedans.
La pluie ruisselait dessus, et commençait à rentrer dans leurs chaussures. Katia poussa un soupir bruyant, gémissant, et remis au père d’Miyu la poignée du parapluie. Il la saisit d’un geste absent, et la nourrice se retira elle aussi sous la pluie. L’adulte s’accroupis, seul avec son fils, et le serra cette fois tout contre lui. Il tenait mal le parapluie, et l’averse les inonda tous les deux. Il se mit à pleurer… Mais Miyu n’en était pas sure, avec la pluie…
C’était donc au bout de sept ans de lutte contre la maladie que la mère de avait abandonné les armes. Le petit garçon avait à présent neuf ans. A nouveau libre de pouvoir s’occuper de lui comme il le fallait, son père congédia Katia et décida de déménager. Ils se rendirent dans une ville allemande, agitée. Pour y vivre quelques années. Ils durent louer un tout petit appartement ; une fois payés les derniers frais médicaux, ainsi que ceux de l’enterrement, le père de Miyu n’avait plus de travail. De plus, il avait perdu, à force d’absence, son travail, au cours des derniers mois de son épouse. Il dû s’en trouver un plutôt précaire, histoire de les faire vivre tous les deux. Miyu n’avait plus le goût de rien. Il était dans une école stricte, trop stricte, et n’avait plus les bons résultats qui faisaient avant la fierté de sa nourrice. Elle n’aimait plus les anges. Il pensait qu’ils allaient arriver à guérir sa maman. Mais en fait, ces messagers ne servaient pas à grand-chose. Et puis… Dieu non plus, il n’y était pas arrivé.
Il n’aimait plus beaucoup de choses, maintenant. Il lui aurait fallu un soutient psychologique, mais son père était trop débordé pour s’en apercevoir, et quelques années se passèrent ainsi : Miyu s’enfermant toujours plus profondément dans une sorte de sourde indifférence, et son père s’épuisant chaque jour un peu plus sur des chantiers.
Un matin, le petit bonhomme se sentit ballonné. Son père pensa d’abord qu’il s’agissait d'une petite grippe des plus banale. Il lui dit de rester chez eux, sagement, et d'attendre, qu’il rentrerait à midi pour voir si tout allait bien. Il avait obéit. Mais non, ce n’était pas encore le moment. Quand son père rentra, à midi, il dormait profondément sur le canapé. Son petit corps tremblait un peu. A cet instant plus que jamais, il se rendit compte à quel point son fils lui parût petit et maigrichon. Décidément, sa croissance n’avançait pas. Il prit sa température, et tenta de l’éveiller sans y parvenir…
…
Il y avait des médecins, tout autour de lui. Miyu se sentait étrange. Plus aussi malade que la veille, mais il y avait encore quelque chose qui lui faisait mal à l’intérieur. Ca brûlait. Surtout quand il respirait. Sous sa poitrine, il sentait toute sortes de douleurs. C’était nouveau, et les docteurs avaient dit que ça passerait. Mais ils n’étaient pas sûrs, ils ne savaient pas vraiment ce que c’était. Lorsque son père arriva, ils lui expliquèrent, rapidement, et il pâlit soudain. A travers la vitre, assis dans son petit lit du service pédiatrique, il se rendit compte, là plus que jamais, d’à quel point il avait l’air vieux et fatigué avant l’heure. Et quand le médecin lui parla, il s’effondra, comme l’après-midi pluvieuse où ils avaient enterré sa maman. Le médecin ne comprit pas, d’abord, Miyu le vit, mais son père expliqua quelque chose, et le visage du soigneur se ferma. Le garçon ne dit rien. Son père vint le chercher et tous les deux, ils rentrèrent. Il pleurait, de temps en temps. Mais il n’expliquait pas. Il faisait nuit, et le père alla se coucher directement. Miyu quitta son lit avec de petits pas. Il tourna la poignée grinçante et ouvrit la porte. La lumière était encore allumée. Son père était assis sur le bord de son lit, le visage entre les mains. Il pleurait. L'enfant l’appela doucement, et il s’arrêta aussitôt pour lever un visage contrit vers lui.
«Miyu… »
« Papa, je peux te poser une question ? »
« Bien sur, viens t’asseoir… »
Il tapota le par-dessus du lit, à côté de lui. Le gamin vint se poser avec légèreté à ses côtés et se tint droit, assis en tailleur.
« Pourquoi tu pleures ? Quand on était à l’hôpital, tu pleurais comme le jour où on a enterré maman… »
« Miyu… »
Il soupira et évita son regard gris.
« Tu sais, maman… Elle avait une maladie qu’on connaît pas… »
« Oui je sais, les anges, ils ont pas pu la sauver. »
« Et bien, on va leur demander de s’occuper de toi, maintenant… »
Il ouvrit de grands yeux.
« Ça veut dire que je vais mourir moi aussi ? »
Son père poussa une petite exclamation et se précipita pour saisir son fils et le serrer contre lui de toutes ses forces… Il se contentait de petits « non… non » sans pouvoir le lâcher. Lui, il ne pleurait pas. Peut-être parce qu’il n’avait pas accompagné sa mère. Il ne savait pas tout à fait ce qui allait se passer. Mais lui, c’était comme revivre un cauchemar. Il avait cru se réveiller, réveil amer mais… Ça recommençait, en pire. Il n’avait pas les moyens, ils n’avaient plus la maison, il ne pouvait être aussi présent… Et surtout, lui, il était épuisé.
Une fois cette maladie déclarée, il lui fallu plusieurs années avant de prendre son ampleur. La première année, ce fut un asthme violent… puis les allergies respiratoires. Ensuite, entre la troisième et la quatrième année, ce furent les caillots de sang. Le processus était sensiblement plus lent que pour sa mère, et les médecins étaient plus optimistes… Ils testaient des médicaments déjà connus, et certains calmèrent les pires de ses crises. Ses chances de survie étaient bien meilleures que celles de sa mère.
Contre toute attente, ce fut son père qui succomba à la fatigue avant lui.
Un soir, alors que Miyu reposait, âgée d’une quinzaine d’année, sur ce même canapé poussiéreux, suite à une violente crise pulmonaire, le souffle court et le front luisant, ses bras plus maigres et ses yeux plus ternes, son père le regarda pendant quelques minutes. Ils ne mangeaient plus beaucoup tous les deux. Non pas par manque de moyens, mais surtout par manque d’envie.
Il le regardait : sa main glissa dans ses cheveux. Ils étaient doux, comme ceux de sa mère. Avec un sourire triste, il écoutait la respiration sifflante et laborieuse de sa progéniture. Il souffrait trop. Il avait vu sa femme souffrir ainsi, il savait dans quel état serait Miyu, dans quelques années. S'il tenait le coup, lui avait déjà été brisé et ne pouvait plus. Faisant des allers-retours dans la pièce, saigné à blanc par ces deux maladies consécutives… il bu. Plusieurs verres. Il ne tenait pas l’alcool, il le savait très bien. Ça lui faisait dire des sottises. Ou faire des sottises.